Entretien avec Carole Gouiran et Lucie Czap


Carole Gouiran et Lucie Czap sont respectivement psychologue du travail et ergonome. Au sein du cabinet Impact Prévention, elles accompagnent de nombreuses PME dans le déploiement du télétravail, notamment sous la forme de sensibilisations délivrées aux salariés et managers concernés.

Fortes de cette expérience, elles estiment que le télétravail peut contribuer à l’engagement et à l’épanouissement des salariés mais mettent toutefois en garde : le télétravail obéit à des règles de fonctionnement spécifiques à bien connaître pour en tirer le meilleur au service de l’entreprise et de ses membres.

À l’occasion de la crise sanitaire, les en­treprises ont recouru massivement au té­létravail. Peut-on tirer des enseignements de cette expérience en termes de qualité de vie au travail ?

Lucie Czap : Oui, car, pour la première fois, le télétravail a été pratiqué de façon mas­sive. On estime ainsi que, lors du premier confinement, 39 % des salariés du secteur privé ont pratiqué le télétravail et que la moitié d’entre eux l’expérimentait pour la première fois. Alors que, pour l’immense majorité de salariés, le télétravail ne repré­sentait jusque-là qu’une pratique marginale ou même un simple objet de désir, il est soudain devenu une réalité tangible, vécue au quotidien. Cette vaste expérimentation a bien évidemment fait évoluer la façon dont les employeurs et les travailleurs envisagent le télétravail.

Auparavant, on ne voulait voir que les bienfaits incontestables qu’il apporte : la réduction du temps passé dans les transports, l’accroissement de la flexibi­lité et de l’autonomie, la meilleure concilia­tion entre vie professionnelle et vie privée, voire une solution au désir d’installation hors des grandes métropoles… Désormais on comprend que, comme tout mode d’or­ganisation, le télétravail comporte aussi des risques qu’il s’agit de prévenir et de maîtri­ser.

Carole Gouiran : Lors des interventions que nous menons auprès d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, nous constatons effectivement que les employeurs et les sala­riés portent ensemble un regard plus mature et plus équilibré sur le télétravail. Cela tient probablement au fait que, lors de la crise sanitaire, ils ont expérimenté un télétravail à la fois massif, contraint et totalement im­provisé qui a permis de mettre en exergue les risques qu’il comporte aussi. Pour ne prendre que quelques exemples, certains sa­lariés ont compris que l’autonomie pouvait se transformer en isolement et que la meilleure articulation entre vie privée et vie profession­nelle n’allait pas de soi.

En effet, le télétravail brouille les repères spatio-temporels, si bien qu’il peut tout aussi bien déboucher sur une confusion pure et simple entre la vie privée et la vie professionnelle. De la même façon, les cadres imaginaient volontiers que le télé­travail leur permettrait de se soustraire aux trop nombreuses réunions qui interrom­paient leurs journées de travail au bureau. Or, dans de nombreuses entreprises, le té­létravail a, au contraire, abouti à une infla­tion sans précédent des réunions en “visio” dans l’espoir de remédier à la disparition des échanges spontanés qui caractérisent la vie de bureau. Le résultat a alors été une démul­tiplication des sollicitations intempestives provenant aussi bien de la hiérarchie que des collègues et pouvant rapidement provoquer une grande fatigue psychique…

Comment remédier à ces inconvénients et à ces écueils ?

Carole Gouiran : Dans nos sessions de sensibilisation, nous insistons sur un point clef : le télétravail n’est pas une simple transposition à domicile du travail autre­fois effectué dans les locaux de l’entreprise. Il représente une nouvelle organisation du travail qui ne s’improvise pas et nécessite d’établir de nouvelles règles collectives pour bien fonctionner. En effet, quelques règles de fonctionnement simples et connues de tous serviront de garde-fous et permettront à chacun de trouver sa juste place dans cette nouvelle organisation, quitte à ajuster ces règles pour prendre en compte l’expérience des premières semaines, car les individus comme les collectifs de travail sont uniques. Ils ont des contraintes, des désirs et des ap­préhensions qui leur sont propres et qu’il faut prendre en compte. C’est pourquoi, les formations que nous dispensons laissent toujours une grande part à l’échange.


Le télétravail n’est pas une simple transposition

à domicile du travail autrefois effectué dans les

locaux de l’entreprise. Il est une nouvelle organisation

du travail qui ne s’improvise pas.


Lucie Czap : Le passage au télétravail aboutit toujours à remettre en cause les habitudes et les routines qui permettaient aux membres de l’entreprise de se situer les uns par rap­port aux autres. Il peut ainsi se révéler très déstabilisant pour nombre d’entre eux. Cer­tains salariés apprécient les nouvelles marges d’autonomie dont ils disposent pour s’or­ganiser mais d’autres paniquent, se sentent isolés voire oubliés. Et du côté des managers c’est la même chose : certains profitent de cette occasion pour renforcer les rapports de confiance qu’ils entretiennent avec leur équipe tandis que d’autres, effrayés de ne plus avoir leurs subordonnés à leurs côtés, sont tentés d’exercer un contrôle toujours plus serré. Comprendre la logique propre au télétravail permet d’éviter ces écueils.

Si au-delà d’un simple aménagement, le télétravail est une forme spécifique d’or­ganisation du travail, ne faut-il pas prêter une attention particulière à la formation des managers ?

Lucie Czap : Il faut effectivement porter une grande attention au manager car contraire­ment à ce que pensaient certains experts en management, le télétravail, loin de les mettre hors jeu, leur donne un rôle de premier plan. Les managers doivent veiller à ce que la distance physique ne se transforme pas en distance managériale. Ils doivent assurer un contact régulier avec chaque télétravailleur en restant vigilant à tout signe révélateur de difficultés : lassitude, saute d’humeur, etc. Enfin, dans une entreprise pratiquant le télétravail, ils doivent d’autant plus adop­ter une posture de soutien et d’apporteur de solutions pour leurs équipes. Toutefois, nous estimons plutôt qu’il faut former à la fois les managers et les salariés, pour qu’ils acquièrent une culture commune du télétra­vail et parviennent ainsi à mieux appréhen­der leurs rôles respectifs dans un esprit de confiance et de respect mutuel.


63 % des dirigeants d’entreprise estiment
que le télétravail implique, pour les
managers, un véritable changement de leur
mode de management, et 49 % considèrent
qu’il rend leur rôle plus difficile.


Carole Gouiran : Je voudrais ajouter que cette nécessité de formation est de plus en plus reconnue. À l’occasion d’une enquête réalisée en mai 2020 par l’institut CSA pour Malakoff Humanis, seuls 30 % des salariés télétravailleurs affirmaient avoir été accompagnés dans la mise en place du télétravail via une formation. Et il en va de même pour les managers : seuls 36 % d’entre eux avaient été formés. Or, il s’agis­sait à leurs yeux d’une lacune puisque 45 % des managers n’ayant pas été accompagnés auraient souhaité l’être. Ce voeu devrait tou­tefois être entendu car 63 % des dirigeants d’entreprise estimaient que le télétravail impliquait, pour les managers, un véritable changement de leur mode de management, et 49 % considéraient qu’il rend leur rôle plus difficile.

De nombreuses études ont aussi souligné que le télétravail accroissait les inégalités entre les salariés, notamment parce qu’ils ne disposent pas tous d’un logement adapté à la pratique du télétravail…

Lucie Czap : C’est tout à fait exact. Au sein de leurs propres locaux, les entreprises tendent spontanément à lisser les inégalités qui peuvent exister entre leurs salariés, en offrant à tous les moyens d’accomplir leur travail dans les meilleures conditions. Les employés d’un même service disposent généralement peu ou prou des mêmes bu­reaux et du même matériel. Leurs condi­tions de travail sont donc similaires. Or, en télétravail, cette forme d’égalité vole en éclat. Parmi les salariés auxquels j’ai dis­pensé des conseils en matière d’ergonomie, certains disposaient d’un logement spa­cieux avec une pièce dédiée au travail, tan­dis que d’autres devaient installer leur ordi­nateur portable sur la table du salon ou de la cuisine. Certains se sont retrouvés dans la chaleur familiale, tandis que d’autres se sont soudainement retrouvés seuls tout au long de la journée. Enfin tous ne jouis­saient pas d’une connexion internet à haut débit… Le télétravail débouche donc sur une forte individualisation des conditions de travail. Et pour de nombreux salariés, il se traduit par une dégradation des condi­tions de travail qui, si elle se prolonge, peut sérieusement affecter leur santé physique et mentale ainsi que la qualité de leur tra­vail. “Un bon ouvrier a de bons outils” dit le dicton. Ce n’est pas moins vrai pour les télétravailleurs !

Ces lacunes ne sont-elles pas dues au fait que les entreprises ont dû improviser pour relever le défi du “télétravail forcé” ?

Carole Gouiran : Cela a évidemment beau­coup joué, mais l’expérience nous a appris que ces lacunes existent aussi en dehors des contextes de crise. En effet, souvent, l’employeur ignore les conditions dans les­quelles leurs salariés télétravaillent pour la simple raison que ce travail s’exerce dans un lieu privé voire intime auquel ils n’ont pas accès. Et de leurs côtés, de nombreux sala­riés rechignent à formuler des exigences, notamment pour des raisons budgétaires. C’est regrettable car des investissements sou­vent minimes, et parfois de simples conseils d’aménagement et d’organisation délivrés à distance peuvent considérablement amélio­rer la situation des salariés concernés.

Lucie Czap : Je suis convaincue que l’en­gouement pour le télétravail va se pour­suivre au-delà de la crise sanitaire mais qu’il va prendre une forme renouvelée, mieux construite et maîtrisée. Et c’est heureux car, lorsqu’il est adopté de façon raisonnée et raisonnable, il représente un formidable le­vier de qualité de vie au travail et une belle occasion d’assurer l’épanouissement et l’en­gagement des salariés.

Propos recueillis par Christophe Blanc

Pour aller plus loin : www.impactprevention.fr