Seule une évaluation précise, rigoureuse et formalisée peut permettre aux entreprises mises en cause de démontrer le sérieux avec lequel elles se sont acquittées de leur obligation de sécurité.
“Nous disposons d’un nouvel outil dissuasif qui devrait inciter les employeurs à porter une attention soutenue et des investissements nécessaires pour mieux prévenir les risques. Cela va devenir rentable d’investir dans la prévention, dans la mesure où plane cette menace d’une sanction judiciaire.”
C’est ainsi que Me Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes françaises de l’amiante, a commenté les arrêts par lesquels, le 11 septembre dernier, la Cour de cassation a étendu le champ d’application du préjudice d’anxiété à tous les salariés exposés à des substances toxiques ayant des effets graves et différés sur la santé(1).
4 à 5 millions de salariés concernés
Pour mesurer la portée de cette décision, il faut revenir une dizaine d’années en arrière, lorsque, en 2010, le préjudice d’anxiété a été consacré par la jurisprudence afin de permettre l’indemnisation de travailleurs qui, sans être malades, sont minés par “l’inquiétude permanente face aux risques de déclaration, à tout moment, d’une maladie liée à l’amiante”.
Son périmètre était alors très restreint : seuls les salariés d’établissements inscrits sur des listes ouvrant droit à la “préretraite amiante” pouvaient s’en prévaloir. Cette “rupture d’égalité” n’est plus. En avril 2019, la Cour de cassation a étendu l’indemnisation du préjudice d’anxiété à tous les travailleurs exposés à l’amiante. Puis, en septembre dernier, elle a estimé, qu’il n’y avait aucune raison d’en exclure les travailleurs exposés à d’autres substances toxiques.
Le champ d’application du préjudice d’anxiété est ainsi devenu potentiellement gigantesque. Selon François Dosso, représentant de la CFDT mineurs et artisan de la bataille judiciaire ayant abouti aux arrêts du 11 septembre dernier, 4 à 5 millions de salariés pourraient être concernés, tout particulièrement dans les secteurs de la maintenance, de la construction et de l’industrie(2).
Cette perspective est d’autant plus inquiétante pour les employeurs que, comme le précise Me Camille-Frédéric Pradel, avocat spécialiste de droit du travail, la jurisprudence ne fixe pas encore de cadre clair : “On ne sait pas quels sont le degré d’exposition et l’intensité qui justifieraient une action en justice. Ce sont les procès à venir qui forgeront les règles applicables(3).”
Le document unique au cœur des procès à venir

Document unique
Alain Bobbio, secrétaire national de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), estime toutefois que“les tribunaux ne vont pas se transformer en distributeurs automatiques de billets(4)”. En effet, pour obtenir une indemnisation, les plaignants devront quand même “attester le manque de protection de la part de l’employeur, via des avis de l’Inspection du travail, une démonstration prouvant que le document unique a été mal rempli, etc.” Un avis partagé par Me Camille-Frédéric Pradel : “L’employeur doit établir et conserver la trace écrite de toutes les démarches entreprises. La première d’entre elles porte sur l’évaluation du risque auquel le salarié est potentiellement exposé. Cette évaluation a-t-elle été documentée ?(5)”
Cette situation souligne ainsi le danger que représente, pour les entreprises, la volonté, exprimée par le rapport Lecocq sur la réforme de la santé et la sécurité au travail, de “simplifier l’obligation d’évaluation des risques”.
En effet, seule une évaluation précise, rigoureuse et formalisée peut permettre aux entreprises mises en cause de démontrer le sérieux avec lequel elles se sont acquittées de leur obligation de sécurité. Depuis toujours, nous le disons : loin de représenter une vulgaire contrainte administrative, le document unique est un outil opérationnel et un instrument de progrès.
L’actuelle extension du préjudice d’anxiété souligne qu’il peut aussi devenir un bouclier salvateur face à des poursuites judiciaires non légitimes.
(1), (2) Santé & Travail,16/09/19. (3) Le Point, 19/09/19. (4) Santé & Travail, 16/09/19 (5) Le Point, 19/09/19.